Ce texte a d’abord été publié dans le journal Les Échos.
Choisir l’IA souveraine
En s’appuyant sur les technologies propriétaires des géants américains, entreprises et Etats mettent en péril leur indépendance économique. Ce sujet devra être central lors du sommet sur l’IA en février, plaide Gautier Uchiyama, fondateur de Daijobu AI.
Nous sommes à l’aune d’un choix de société fondamental dans l’IA. En 2025, les forces économiques et politiques seront amenés à se positionner sur la question de l’IA souveraine. Comment intégrer l’IA dans l’économie réelle ? A cette question, on retrouve schématiquement, d’une part, des entreprises s’équipant de solutions propriétaires et standardisées – le plus souvent auprès des géants américains de l’IA (OpenAI, Google, Anthropic) ou de leurs compétiteurs européens ou asiatiques. D’autre part, une partie grandissante des acteurs économiques se dote d’IA dites « souveraines ».
Ces solutions souveraines sont développées de manière ad hoc pour un cas d’usage établi et sont installées sur des infrastructures privées, sécurisées et localisées. Elles reposent régulièrement sur des solutions libres adaptées à un ou plusieurs besoins spécifiques. C’est, par exemple, le choix qu’a fait l’Etat, à travers la Direction interministérielle du numérique (DINUM), et sa solution Albert qui offre un accès sécurisé à des IA génératives libres de premier plan aux fonctionnaires français.
De l’autre côté du spectre, les modèles standardisés des géants de l’IA permettent de mettre sur pied rapidement des solutions présentant des performances souvent suffisantes pour une preuve de concept ou une première approche. Elles proposent, en partie grâce aux immenses apports en capital dont elles bénéficient, des tarifs compétitifs mais parfois proches du dumping, laissant à penser qu’un rééquilibrage tarifaire pourrait avoir lieu rapidement.
Pour un décideur, l’arbitrage entre ces deux approches est crucial : l’approche souveraine est souvent plus lente mais elle permet la création d’un véritable avantage compétitif. Si elle exige des investissements parfois importants, elle offre un retour sur investissement qui ne l’est pas moins : la maîtrise technologique, le contrôle de bout en bout sur les données, et une indépendance renforcée. Et la démocratisation à l’œuvre de ces technologies permet de faire baisser le ticket d’entrée à des niveaux de plus en plus accessibles, y compris aux PME !
Construire ses opérations sur une technologie sans en être propriétaire revient à construire les conditions de sa dépendance économique. A l’heure de « l’agentification de masse » (c’est-à-dire le recours grandissant à des IA génératives pour accomplir des actions et plus seulement converser avec l’utilisateur), la capacité des acteurs économiques à maîtriser l’ensemble de la chaîne technologique sera un discriminant majeur. Quelle est la valeur d’une solution dont la plus grande barrière à l’entrée est accessible gratuitement ou presque en se branchant sur Claude de Anthropic ? Quelle confiance avoir dans une solution dont l’ensemble des données stratégiques transitent par les serveurs de OpenAI ?
A ces considérants stratégiques, s’ajoutent d’autres enjeux importants : en spécialisant des modèles d’IA plutôt qu’en ayant recours à des modèles généralistes, il est possible de réduire la taille de ces modèles et donc leur consommation en énergie. Ainsi, LinkedIn a développé, sur la base d’un modèle libre, sa propre IA générative (EON) qui présente un rapport coût-efficacité 75 fois supérieur à ChatGPT-4 sur les tâches évaluées ! A grande échelle, ces économies d’énergies représentent également une première inflexion, bien qu’insuffisante, de l’impact du développement de l’IA sur l’environnement.
Le sujet n’est pas qu’économique. Il est hautement politique : une « autre IA » est-elle possible ? Comment créer les conditions du développement d’une IA souveraine, mais aussi frugale et ouverte ? Cette question doit prendre toute sa place dans les discussions cruciales qui se tiendront les 10 et 11 février 2025, à Paris, lors du sommet pour l’action sur l’IA. La France y recevra entreprises, société civile et pas moins de 100 Etats pour discuter du futur de l’IA dans nos sociétés.
En matière de politiques publiques, soutenir l’IA souveraine nécessite de développer la formation des techniciens mais aussi, et peut-être surtout, des décideurs. L’investissement technologique, en particulier pour les plus petites entreprises, doit être facilité et financé. Pour développer la confiance et favoriser l’émergence de solutions localisées, il faut également promouvoir les espaces numériques protecteurs – à l’image de l’espace numérique européen – des données personnelles et de la propriété intellectuelle. Des politiques de solidarités internationales devront permettre aux pays en développement de s’inscrire pleinement dans cette quatrième révolution industrielle.
Enfin, et c’est peut-être la clé de voûte de cet ouvrage à réaliser, il faudra permettre à l’innovation open source et universitaire de prospérer et jouer son rôle catalytique. C’est la condition sine qua non pour que l’avenir de l’IA se construise en public et pas dans le secret des labos et des datacenters de quelques géants.
Gautier Uchiyama est entrepreneur en IA et spécialiste de l’innovation pour le développement